POLITESSE, s. f. (Morale.) Pour découvrir l’origine de la politesse, il faudroit la savoir bien définir, & ce n’est pas une chose aisée. On la confond presque toujours avec la civilité & la flatterie, dont la première est bonne, mais moins excellente & moins rare que la politesse, & la seconde mauvaise & insupportable, lorsque cette même politesse ne lui prête pas ses agrémens. Tout le monde est capable d’apprendre la civilité, qui ne consiste qu’en certains termes & certaines cérémonies arbitraires, sujettes, comme le langage, aux pays & aux modes ; mais la politesse ne s’apprend point sans une disposition naturelle, qui à la vérité a besoin d’être perfectionnée par l’instruction & par l’usage du monde. Elle est de tous les tems & de tous les pays ; & ce qu’elle emprunte d’eux lui est si peu essentiel, qu’elle se fait sentir au-travers du style ancien & des coutumes les plus étrangères. La flatterie n’est pas moins naturelle ni moins indépendante des tems & des lieux, puisque les passions qui la produisent ont toujours été & seront toujours dans le monde. Il semble que les conditions élevées devroient garantir de cette bassesse ; mais il se trouve des flatteurs dans tous les états, quand l’esprit & l’usage du monde enseignent à déguiser ce défaut sous le masque de la politesse, en se rendant agréable, il devient plus pernicieux ; mais toutes les fois qu’il se montre à découvert, il inspire le mépris & le dégoût, souvent même aux personnes en faveur desquelles il est employé : il est donc autre chose que la politesse, qui plaît toujours & qui est toujours estimée. En effet, on juge de sa nature par le terme dont on se sert pour l’exprimer, on n’y découvre rien que d’innocent & de louable. Polir un ouvrage dans le langage des artisans, c’est en ôter ce qu’il y a de rude & d’ingrat, y mettre le lustre & la douceur dont la matière qui le compose se trouve susceptible, en un mot le finir & le perfectionner. Si l’on donne à cette expression un sens spirituel, on trouve de même que ce qu’elle renferme est bon & louable. Un discours, un sens poli, des manières & des conversations polies, cela ne signifie-t-il pas que ces choses sont exemptes de l’enflure, de la rudesse, & des autres défauts contraires au bon sens & à la société civile, & qu’elles sont revêtues de la douceur, de la modestie, & de la justice que l’esprit cherche, & dont la société a besoin pour être paisible & agréable ? Tous ces effets renfermés dans de justes bornes, ne sont-ils pas bons, & ne conduisent-ils pas à conclure que la cause qui les produit ne peut aussi être qui bonne ? Je ne sai si je la connois bien, mais il me semble qu’elle est dans l’âme une inclination douce & bienfaisante, qui rend l’esprit attentif, & lui fait découvrir avec délicatesse tout ce qui a rapport avec cette inclination, tant pour le sentir dans ce qui est hors de soi, que pour le produire soi-même suivant sa portée ; parce qu’il me paroît que la politesse, aussi bien que le goût, dépend de l’esprit plutôt que de son étendue ; & que comme il y a des esprits médiocres, qui ont le goût très-sûr dans tout ce qu’ils sont capables de connoître, & d’autres très-élevés, qui l’ont mauvais ou incertain, il se trouve de même des esprits de la première classe dépourvus de politesse, & de communs qui en ont beaucoup. On ne finiroit point si on examinoit en détail combien ce défaut de politesse se fait sentir, & combien, s’il est permis de parler ainsi, elle embellit tout ce qu’elle touche. Quelle attention ne faut-il pas avoir pour pénétrer les bonnes choses sous une enveloppe grossiere & mal polie ? Combien de gens d’un mérite solide, combien d’écrits & de discours bons & savans qui sont fuis & rejettés, & dont le mérite ne se découvre qu’avec travail par un petit nombre de personnes, parce que cette aimable politesse leur manque ? Et au contraire qu’est-ce que cette même politesse ne fait pas valoir ? Un geste, une parole, le silence même, enfin les moindres choses guidées par elle, sont toujours accompagnées de graces, & deviennent souvent considérables. En effet, sans parler du reste, de quel usage n’est pas quelquefois ce silence poli, dans les conversations même les plus vives ? c’est lui qui arrête les railleries précisément au terme qu’elles ne pourroient passer sans devenir piquantes, & qui donne aussi des bornes aux discours qui montreroient plus d’esprit que les gens avec qui on parle n’en veulent trouver dans les autres. Ce même silence ne supprime-t-il pas aussi fort à propos plusieurs réponses spirituelles, lorsqu’elles peuvent devenir ridicules ou dangereuses, soit en prolongeant trop les complimens, soit en évitant quelques disputes ? Ce dernier usage de la politesse la releve infiniment, puisqu’il contribue à entretenir la paix, & que par-là il devient, si on l’ose dire, une espece de préparation à la charité. Il est encore bien glorieux à la politesse d’être souvent employée dans les écrits & dans les discours de morale, ceux mêmes de la morale chrétienne, comme un véhicule qui diminue en quelque sorte la pesanteur & l’austérité des préceptes & des corrections les plus séveres. J’avoue que cette même politesse étant profanée & corrompue, devient souvent un des plus dangereux instrumens de l’amour-propre mal reglé ; mais en convenant qu’elle est corrompue par quelque chose d’étranger, on prouve, ce me semble, que de sa nature elle est pure & innocente.
Il ne m’appartient pas de décider, mais je ne puis m’empêcher de croire que la politesse tire son origine de la vertu, qu’en se renfermant dans l’usage qui lui est propre, elle demeure vertueuse ; & que lorsqu’elle sert au vice, elle éprouve le sort des meilleures choses dont les hommes vicieux corrompent l’usage. La beauté, l’esprit, le savoir, toutes les créatures en un mot, ne sont-elles pas souvent employées au mal, & perdent elles pour cela leur bonté naturelle ? Tous les abus qui naissent de la politesse n’empêchent pas qu’elle ne soit essentiellement un bien, tant dans son origine que dans les effets, lorsque rien de mauvais n’en altere la simplicité.
Il me semble encore que la politesse s’exerce plus fréquemment avec les hommes en général, avec les indifférens, qu’avec les amis, dans la maison d’un étranger que dans la sienne, sur-tout lorsqu’on y est en famille, avec son pere, sa mere, sa femme, ses enfans. On n’est pas poli avec sa maîtresse ; on est tendre, passionné, galant. La politesse n’a guere lieu avec son pere, avec sa femme ; on doit à ces êtres d’autres sentimens. Les sentimens vifs, qui marquent l’intimité, les liens du sang, laissent donc peu de circonstances à la politesse. C’est une qualité peu connue du sauvage. Elle n’a guere lieu au fond des forêts, entre des hommes & des femmes nuds, & tout entiers à la poursuite de leurs besoins ; & chez les peuples polices, elle n’est souvent que la démonstration extérieure d’une bienfaisance qui n’est pas dans le cœur."
L’Encyclopédie, 1re édition, "Politesse", D’Alembert, Diderot, 1751, tome 12, p. 916-917